Le Cercle des poètes disparus
Tatave avait la fibre nostalgique.
Contrairement
à beaucoup de gens, qui en vieillissant, tournent les pages de leur passé et
cherchent à se débarrasser des vestiges de leurs vies antérieures, lui, il
conservait tout : les vêtements, les bouquins, les disques, et une
multitude de bibelots, gadgets, objets divers, témoignant d’époques à jamais
révolues.
Pourtant,
Tatave affirmait en permanence son besoin d’exister là, maintenant, au présent.
Sa
vie tenait sur un parfait équilibre entre ses responsabilités professionnelles
de la journée, ses potes d’apéro du soir, ses potes de vélo du week-end, ses
amourettes furtives des nuits trop arrosées et la famille pour ce qui lui
restait de temps.
Il faisait partie de ces gens qui écoutent France Inter en se rasant le matin, qui lisent Libé dans les transports en commun, qui surfent quotidiennement sur les sites internet des grands quotidiens, et il avait atteint ce stade où il pouvait émettre un avis éclairé sur n’importe quel sujet de société qu’il soit politique, médical, sportif ou culturel.
D’ailleurs,
il était fort attaché à l’entretien de son bagage intellectuel, sortant
beaucoup, visionnant des films d’auteur, lisant des ouvrages d’historiens, de
psychiatres et de sociologues et se tenant au courant de l’actualité musicale
via Télérama et les émissions de Guillaume Durand.
Pour se rassurer, il avait besoin de certitudes, aucune question ne devait rester sans réponse, à défaut il avait la foi, foi dans la vérité officielle sur les évènements du 11 septembre, foi dans l’innocence de De Villepin, foi dans les chances de voir la gauche revenir aux affaires dans le pays….
Mais
la conscience du temps qui passe, l’obsession d’écrire sa vie comme un livre,
le besoin de justifier la cohérence entre ses actes passés et présent,
l’amenaient à se retourner sans cesse sur le passé et l’idéaliser.
Cela lui avait permis de conserver des liens avec beaucoup de personnes, certaines n’ayant fait que croiser son chemin, et d’être reconnu de tous pour sa fidélité dans ses amitiés.
En cela il se rapprochait du Président Mitterrand resté proche de Bousquet malgré des divergences importantes de parcours, d’idées, d’actes et de comportement.
Quelquefois,
il ressortait l’album de photos dans lequel, il avait conservé des images qui
ranimaient les souvenirs des vieux potes qui feuilletaient l’ouvrage.
Ça
leur filait un choc, au regard de ce qu’ils étaient devenus aujourd’hui,
chauves, grisonnants, ridés et bedonnants.
Mais
en général, il était plus soft.
Tatave
était arrivé à un âge où l’on a perdu certains de ses amis, partis pour
l’éternité.
Ce
jeu des souvenirs était périlleux, tant il comptait de fantômes, et dans le
genre, la consultation de l’album photo était incontestablement l’acte le plus
dérangeant.
Son
nouveau truc, c’était de recontacter les filles du lycée, des ex ou simplement
des camarades.
Nous
avons tous tendance à idéaliser notre période adolescente, celle de nos
premiers émois, quand on veut mourir d’amour pour la petite rousse de la
seconde B2 ou qu’on est prêt à fuguer de la maison familiale avec la grande
brune que l’on voit passer tous les matins sous la fenêtre à 7h30 le matin.
Nous
conservons le souvenir de princesses, rayonnantes de grâce et de beauté,
souriant à la vie dans une époque baignant dans l’optimisme.
Méthodiquement,
Tatave s’acharnait à détruire le mythe.
Il
menait sa traque sur Internet, sûr que son charme actuel n’affecterait en rien
le souvenir du jeune rebelle qu’il avait laissé derrière lui.
Le
problème, c’est que la vie n’a pas été aussi généreuse pour tout le monde.
La
petite rousse aux yeux verts pouvait maintenant peser 120 kilos, disparaître
sous la graisse et les bourrelets et être adict au Ricard.
Tatave
vivait dangereusement, il le savait.
Ou
alors espérait-il, trente ans après découvrir la rose qui aurait conservé
toutes ses épines et ses pétales, et qui détiendrait la clé de ses angoisses
sur l’amour, la vie à deux et le vieillissement, objet de sa quête depuis le
jour du divorce de ses parents.
A
chacun de trouver le moyen de faire sa propre psychanalyse.
Il
avait opté pour l’auto-médication, ne risquait-il pas l’overdose ?
Trouverait-il
sa Colombine ?
Existait-elle,
seulement ?